Médecine ultra-personnalisée : « Il ne faut pas dépolitiser la santé ! »

Vision:- Pour le philosophe Alexandre Klein, la prolifération des entreprises misant sur la santé préventive et ultra-personnalisée grâce à la collecte de données n'a rien d'une bonne nouvelle.

En Angleterre, la startup ZOE propose aux particuliers de leur établir des conseils alimentaires sur-mesure, sur la base de résultats d'une série de tests (de sang, de selles) réalisés à la maison et permettant d'évaluer divers marqueurs, comme la glycémie ou le cholestérol.

En France, Zoī promet « l'expérience de check-up la plus aboutie » grâce à une demi-journée d'examens misant sur une technologie de pointe, et une expérience avoisinant le spa de luxe.

La promesse : non seulement détecter d'éventuelles maladies en amont, mais surtout « apprendre à mieux se connaître, pour vivre mieux. »

Aux États-Unis, la start-up new-yorkaise Ezra propose des IRM du corps complet. Un secteur en plein essor.

Le marché mondial de la santé numérique est évalué en 2022 à plus de 330 milliards de dollars et devrait dépasser les 650 milliards d'ici 2025. Une croissance que tout le monde ne voit pas d'un bon œil.

Pour Alexandre Klein, historien et philosophe des sciences de la santé, la prolifération des entreprises misant sur la santé préventive et ultra-personnalisée est surtout le symptôme de l'échec de nos politiques publiques et le signe d'un système économique prédateur.

Pourquoi, d’après vous, la médecine ultra-personnalisée fait fausse route ?

Alexandre Klein : Percevoir la santé comme un ensemble de données biologiques et physiologiques stables implique que la mesure permettrait de la décrire pleinement et de l’améliorer.

Or, la santé ce n’est pas que cela.

Ce n’est pas que des chiffres, ni que du biologique. La santé, c’est aussi du psychologique, de l’adaptation à son milieu, et du vécu.

Ici, l’idée semble plutôt de dire qu’en soignant le corps biologique, il sera possible d’améliorer la santé globale, incluant la santé mentale, qui apparaît alors réduite à des balancements de neuromédiateurs ou des taux d’hormones.

On est loin de l’approche holistique de la santé prônée par ces compagnies.

L’approche holistique implique, en effet, que le tout est plus que l’ensemble de ses parties, et nécessite donc d’inclure la dimension psychosociale de l’individu.

Il est en effet possible d’avoir des problèmes de santé qui vont impacter le psychosocial, ou des problèmes psychosociaux qui vont impacter le corporel.

En parallèle, il est possible d’enregistrer un dé balancement physiologique, tout en étant en bonne santé.

Un certain nombre de gens vivent très bien avec certaines maladies chroniques bien suivies et bien traitées, comme le diabète de type 2... L’existence même de maladies chroniques fait dire que la différence physiologique n’est pas qu’un problème de santé, comme le notait déjà le philosophe Georges Canguilhem.

La santé ne peut se réduire à des données biologiques, elle implique de saisir la manière dont l’individu évolue dans son milieu.

Vous évoquez aussi l’échec des politiques publiques. Pourquoi ?

A. K : Quand j’étais jeune, en France, on pouvait se rendre au centre de médecine préventive local où on recevait gratuitement un check-up complet.

Aujourd’hui, il est difficile d’avoir accès aux médecins et de bénéficier d’un suivi de plus de 10 minutes.

Si ces sociétés privées existent, c’est parce qu’elles profitent d’un manque de ressources publiques de santé et capitalisent sur une inquiétude généralisée stimulée par cette difficulté d’accès.

Elles surfent aussi sur une tendance, instaurée depuis une cinquantaine d’années maintenant, qui veut qu’on puisse toujours améliorer sa santé.

Or, c’est un mythe, et un mythe très néolibéral car il renvoie la responsabilité de la santé (et donc la culpabilité de la maladie) sur l’individu.

Or, cette idée d’amélioration constante borde celle de réintégration à la norme sociale, c’est-à-dire principalement au travail.

Dans l’ensemble, il s’agit d’être plus productif dans tous les domaines de la vie.

Nous sommes pris dans une dynamique très néolibérale, très start-up nation, qui tend à appliquer des concepts économiques en dehors de la sphère économique.

C’est ce qu’on voit lorsque des entreprises offrent ce type de service à leur COMEX, par exemple.

Aborder la santé de manière plus individualiste n’est pourtant pas une ambition si récente.

La médecine ayurvédique, par exemple, préconisait déjà la surpersonnalisation de son alimentation…

A. K : Effectivement, ce type d’offres s’inscrit dans une tradition vieille de 2500 ans, celle visant à considérer chaque individu comme unique. Unique, certes, mais dans le cadre d’un écosystème particulier.

La médecine a pour objectif d’appliquer des savoirs généraux à des cas particuliers. Après être devenue scientifique au 19ème, elle a été critiquée au 20ème siècle pour son absence de personnalisation.

Sur des pathologies particulières comme le cancer, la médecine devient, depuis une trentaine d’années, plus personnalisée.

Or, il y a une différence entre être pris en compte en tant qu’individu, et être réduit à son individualité.

La connaissance de soi mise en avant est aussi totalement biaisée, car on ne se connaît que par le prisme de l’intelligence artificielle et d’un certain nombre de données essentiellement biologiques.

On assiste en fait à l’accélération d’un mouvement qui existe depuis longtemps, et qui s’est exprimé par le quantify self au début des années 2000.

Il y a 20 ans, la mode était aux tests ADN, on pensait pouvoir prévoir toutes les maladies à venir à travers ces tests-là.

Il y a eu ensuite les iPhones et les montres connectées, qui nous ont promis une meilleure santé grâce à un suivi de données.

Aujourd’hui, par exemple, c’est le microbiote qui est à la mode, c’est en train de devenir l’explication à tout.

On est à chaque fois dans la même dynamique de tenter de saisir la santé à travers des données purement biologiques, le tout teinté par la pensée transhumaniste qui tente de faire reculer la mort à tout prix, et même au prix d’une vie pas si agréable que ça, entre repas monotones à base de compléments alimentaires, et de transfusions du sang de son propre fils dans le cas de Bryan Johnson…

L’alimentation c’est du partage, c’est de la vie, c’est cuisiner, c’est se faire plaisir, c’est rencontrer des gens.

En plus d’être illusoires, ces ambitions thaumaturges entretiennent une idée : celle qu’il faudrait lutter contre la maladie à tout prix, alors qu’elle fait partie de la vie et permet l’adaptation au milieu.

La majorité des partisans de la santé ultra-personnalisée ne veulent pas vivre 167 ans, mais vivre un peu plus, un peu mieux.

Ce n’est pas déraisonnable, non ? A. K : Ce n’est pas déraisonnable, c’est juste égoïste.

Cela participe de la création d’une médecine à deux, voire trois vitesses, qui est nuisible à la santé de tous et toutes.

C’est le principe même du capitalisme en fait, qui vend des produits et services destinés à améliorer notre bien-être, essentiellement atteint par le capitalisme.

Les gens vont mal car ils travaillent trop et dans des conditions dégradées, ne disposent plus de suffisamment d’espaces de vie, et mangent mal car notre système économique a rendu les repas, jadis collectifs, tristement individuels.

Cela donne des individus perdus qui n’ont plus accès à des ressources de santé et de bien-être collectives.

On voit alors naître des sociétés qui proposent aux plus riches de bénéficier d’un accès à un meilleur système de santé (ou tout du moins le croire), et tant pis pour les autres.

Comme si la santé n’était pas aussi un enjeu social et politique.

Car dans tous les cas, la santé est réduite, dans une perspective biomédicale, à un ensemble de chiffres par des acteurs de la Silicon Valley, des acteurs de la donnée.

C’est quand même un paradoxe que d’être si attachée à sa santé et de la déléguer à une appli.

Quel rôle joue là l'intelligence artificielle ?

C’est un outil non négligeable pour appuyer les soignants et les soignantes dans leur travail quotidien. Mais il ne faudrait pas succomber à la tentation de confier notre santé à des algorithmes.

C’est illusoire et dangereux.

Cela pousse à réduire la santé à des données chiffrées, là où le vécu importe, et cela conduit à diriger les subventions et les financements vers ces programmes apparemment prometteurs, alors que le système de santé est de plus en plus précaire.

C’est une fuite en avant, poussée par le mythe du progrès technologique, qui voudrait que le progrès individuel et social passe d’abord et avant tout par les avancées technologiques, alors qu’il passe surtout par des luttes et des engagements politiques.

En quoi trouvez-vous cette collecte de la donnée problématique ?

A. K : Tout d’abord, il me semble que ces données sont rarement – si ce n’est jamais – partagées à la recherche…

De plus, si l’objectif est la santé prédictive, je ne crois pas que ces entités touchent un nombre de personnes suffisamment important pour être pertinent.

Ensuite, pour des raisons socio-économiques et politiques, les données sont collectées sur la base de profils extrêmement similaires.

Pour aller vite, de riches hommes blancs d’un certain âge. Les données récoltées servent donc davantage à une économie de la donnée individuelle qu’à une quelconque visée commune.

Comme le disait Camille Teste, il faut politiser le bien-être.

Il faut aussi éviter de dépolitiser la santé !

Or ce type d'approche se contente de réduire l’ensemble des problématiques sociales à des problématiques biologiques et individuelles.