« Est-ce qu’une bande de dix ingénieurs à l’origine d’un parti politique peut changer le monde ? » La question n’est pas que théorique : Marine Cholley, qui la posait lors du meeting d’Équinoxe à Paris, le samedi 25 mai, est elle-même ingénieure et tête de liste de ce parti.
« Je ne crois pas », reconnaît la novice en politique, 31 ans, devant les 200 curieux venus découvrir cette organisation fraîchement créée.
« Mais ce parti permet de mettre en avant une pensée systémique », enchaîne-t-elle en reprenant l’idée qu’il faut changer le système plutôt que modifier les pratiques invididuelles, avant de promettre de porter « cette pensée d’ingénieur à tous les niveaux ».
Et de résumer l’ADN d’Équinoxe d’une formule : une liste qui défend « une écologie pratique et non dogmatique ».
Sur X (anciennement Twitter), Équinoxe propose une autre accroche : le parti « qui défend certaines idées » de Jean-Marc Jancovici.
Là où l’entrepreneur, créateur du cabinet de conseil Carbone 4 et fondateur du Shift Project, rappelle que le groupe de réflexion n’a pas à s’engager en politique, et que l’association affiliée, les Shifters, répète sur tous les tons qu’elle est « apolitique » et « apartisane », les adeptes de la pensée de Jean-Marc Jancovici ont donc depuis les élections législatives de 2022 une liste à laquelle donner leur bulletin de vote.
Le médiatique ingénieur, avec lequel le parti garde toutefois une petite distance par méfiance envers toute « figure providentielle », souffle lui-même le chaud et le froid, affirmant dans un commentaire LinkedIn que « les propositions du Shift Project sont publiques, et donc [...] tout parti politique peut les faire siennes » tout en rappelant que le Shift « n’éme[t] aucune consigne politique et ne caution[ne] aucun parti ».
Le programme d’Équinoxe, lui, reflète une écologie de décroissance, à fibre sociale-démocrate, avec une certaine méfiance vis-à-vis du technosolutionnisme.
Qu’est-ce qui différencie cette « écologie non idéologique » de celle proposée par les autres listes de gauche aux européennes ? En un mot : le nucléaire.
« Les scientifiques du Giec [1] recommandent de garder le nucléaire pour en finir avec les énergies fossiles, avance Marine Cholley.
Pourquoi s’obstiner, comme Europe Écologie-Les Verts, à être antinucléaire contre l’avis des scientifiques ? » Le groupe 3 du Giec présente en effet dans son rapport de 2022 le nucléaire comme une des sources d’énergies décarbonées sur lesquelles il faut compter pour la transition énergétique, tout en insistant sur la priorité de réduire la demande d’énergie.
Quant à ce qui différencie Équinoxe de La France insoumise, le parti « qui avait le programme écologique le plus complet lors de la dernière élection [présidentielle] », reconnaît Marine Cholley, c’est « qu’on ne pourra pas porter l’écologie en faisant des courbettes à des régimes totalitaires », envoie la tête de liste, reprenant un peu vite les critiques préférées (et pas toujours justifiées) des adversaires de LFI.
Preuve que le parti prend la défense contre la Russie très au sérieux, on retrouve parmi ses autres propositions un appel à consolider les défenses européennes en constituant notamment une « force opérationnelle européenne unifiée » pour faire face à la menace russe « et réduire notre dépendance vis-à-vis des États-Unis », ajoute Marine Cholley. Marine Cholley, tête de liste aux élections européennes du parti Équinoxe. © Luca Giuri / Reporterre
Sur le volet économique, Équinoxe propose une relocalisation des productions agricoles et industrielles « dans une logique de souveraineté ».
Côté financement de la transition, le parti table sur un système de quotas carbone individuels climatiques, le développement massif du train, financé notamment en taxant le kérosène des avions, ou encore une taxe sur les transactions financières pour lutter contre la spéculation.
Il propose ensuite d’encadrer les intelligences artificielles et de réguler les plateformes numériques, ou encore, gros chantier, de réformer la Politique agricole commune (PAC) pour soutenir davantage les pratiques agroécologiques.
Cette écologie « pratique » est-elle une écologie de luttes ? Ni oui ni non : si Marine Cholley dit suivre « à titre personnel » les résistances contre la retenue collinaire de La Clusaz (Haute-Savoie), et que certains des adhérents d’Équinoxe viennent du mouvement Stop Eacop (contre le mégaprojet pétrolier de TotalEnergies en Ouganda et Tanzanie), le parti se refuse à « instrumentaliser une cause politique » et préfère se « montrer comme une alternative sérieuse avec un projet politique sérieux, dixit la tête de liste, qui précise : On n’est pas un parti de luttes ».
Le jour du meeting, à quelques kilomètres des discours, mouvements écolos, syndicats et partis politiques se mobilisaient contre le projet d’entrepôt logistique Green Dock à Gennevilliers : Équinoxe n’en dira pas un mot. Des ingénieurs peu politisés
Si toutes ces propositions respirent la bonne volonté et la recherche d’une vie placée sous le signe de « la convivialité, la sobriété et l’engagement », elles transpirent aussi une certaine forme de naïveté politique, et donnent l’impression que le parti est plus solide sur ses appuis quand il invoque les études des sciences du climat ou la capacité de planification des ingénieurs que quand il s’aventure sur le domaine des sciences sociales.
Appeler à réformer la PAC et l’agroécologie est une chose, proposer des stratégies concrètes pour lutter contre les autres forces politiques, les lobbies agroalimentaires et les syndicats agricoles en est une autre ; résumer la vie politique à des « guerres d’ego » contre lesquelles les ingénieurs seraient immunisés laisse penseur ; sans parler de la proposition un brin incantatoire « d’organiser une Convention citoyenne pour simplifier les normes européennes ».
En cause, sans doute : le profil de ses fondateurs, qui reconnaissent sans mal avoir « grandi dans des milieux pas très politisés », à l’instar de Benjamin Lallemand, deuxième sur la liste et docteur en physique.
Cela n’enlève rien à la légitimité de l’appel à « en finir avec la démesure » en « organisant la transition la plus juste possible », proposé encore par Benjamin Lallemand, mais donne l’impression que toutes ces bonnes volontés commencent pour l’heure par réinventer la roue, avec une vision des moteurs de l’engagement, des catégories sociales et des rapports de force économiques qui gagnerait à être étudiée avec la même rigueur que la concentration de CO2 dans l’atmosphère.
Dans la salle, ceux que l’on croise sont bien, pour bon nombre, des ingénieurs, informaticiens et chercheurs — surtout des hommes — qui sont séduits par un « parti qui ne prend pas de position dogmatique, répète Gaspard, qui a quitté un poste d’ingénieur dans le domaine pétrolier pour se reconvertir dans l’accompagnement de la transition écologique. Je cherchais un parti qui part du socle commun de l’écologie définie par la science, aligné avec les rapports du Giec, et construit son programme à partir de là ».
Rodolphe, qui travaille dans une entreprise de logiciels, vit son « premier meeting politique » avec enthousiasme, et s’il a décidé d’y consacrer son samedi, c’est parce qu’il a un sentiment de « gueule de bois : je me suis réveillé, et je me suis dit, il faut qu’on fasse quelque chose ! ».
Le sourire du jeune homme se fendille un peu quand il regarde la salle et se demande : « On est pas nombreux, et on se ressemble un peu tous, je ne sais pas bien comment faire pour aller plus loin, pour convaincre d’autres personnes. »
Le score de 5 % aux européennes, seuil à franchir pour envoyer la tête de liste siéger à Strasbourg, semble encore loin pour le jeune parti au logo qui ressemble étrangement à Tintin et les cigares du pharaon.
Mais la campagne actuelle a déjà permis au groupe de passer, en quelques mois, de 200 à quelque 2 000 adhérents et de structurer des groupes locaux à travers la France, et prévoit toute une série de travaux en vue des élections municipales de 2026.
Des premières confrontations avec la chose publique qui permettront aux jeunes enthousiastes d’affûter leurs armes.
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En France et dans le monde, l’écrasante majorité des médias est désormais aux mains des ultra-riches.
Les rapports du GIEC sont commentés entre deux publicités pour des SUV.
Des climatosceptiques sont au pouvoir dans de nombreuses démocraties.
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