Attention, toutefois : comme au siècle dernier le travail couché en scierie provoquait un pectus excavatum, affaissement létal des poumons, l’intelligence artificielle (IA) générative est en voie d’atrophier notre faculté de langage, ressort vital de la pensée.
En effet, une langue vivante permet de dire et d’interpréter le monde en ajustant librement l’une à l’autre.
Qui plus est, elle permet d’en orienter la trame en renouvelant formes, formulations et concepts. Ainsi coévoluent langue et société.
Or, l’IA générative carbure aux déjà-dits. Elle produit du préformaté suivant un pur calcul probabiliste. Elle privilégie systématiquement les formes les plus fréquemment rencontrées dans la mer de textes dont on l’alimente. Elle ne nous ressert ensuite, dans un emballage trompeusement neuf, que du périmé.
Par conséquent, elle dévitalise le langage et, insidieusement, nous sclérose collectivement la cervelle.
Le sens mis au ban
Langagier de carrière, j’ai pu assister aux premières loges à cette dépossession du langage. En ce XXIe siècle qui s’enfonce, on assiste à une mutation inédite du métier de traducteur.
L’imposition d’outils dopés à l’IA par seul souci d’efficience conduit le langagier professionnel, Chaplin postmoderne, à rafistoler sans répit des textes faits de bouts de langue « artificiels ».
Cette hypertechnicisation du métier, je l’appréhendais depuis longtemps. Dans les années 1990, durant mes études doctorales, déjà, dans les universités, on ne jurait que par la « linguistique générative ».
Ouste le sens ! On n’en avait plus alors que pour la forme, la syntaxe.
Et tout comme en psychologie l’idéologie behavioriste jugeait indigne de science la subjectivité, intériorité inobservable et sans importance (horreur !), la linguistique boudait le sens et se vouait à la quête d’une grammaire universelle, code strictement formel qu’on croyait tapi et « programmé » dans le cerveau, à l’instar d’un langage informatique…
La linguistique générative s’est essoufflée depuis, mais l’idéologie scientiste qui l’impulsait persiste.
L’informatisation du langage est devenue la seule avenue de recherche « sérieuse ».
Malgré quelques poches de résistance humaniste, ringardisées, la traduction était dès lors destinée au broyeur de l’IA.
Les sens avant le sens
Dans les années 1980, j’étais convié par mes professeurs à la lecture décomplexée de tout, absolument tout, du tube de pâte dentifrice aux encyclopédies, en passant par les oeuvres littéraires et scientifiques, la presse de gauche et de droite.
On m’invitait ainsi à me placer jovialement au carrefour des us et savoirs humains.
Ce n’est que riche de ces ressources « intériorisées » que je pourrais aspirer, un jour, à traduire « intelligemment », au diapason de la société.
Plus mémorable encore, en début de carrière, ma mentore, me voyant peiner sur un texte technique, m’avait sommé : « Pour traduire un texte en électricité, tu dois voir et ressentir le monde comme un électron. » Ce conseil insolite contenait une vérité profonde.
À sa base, pour être comprise, une langue doit être incarnée, c’est-à-dire vécue dans un corps, expérimentée dans le monde. De même, pour communiquer, il faut entrer en résonance avec le sujet et le destinataire du message.
Pour l’enfant qui se développe, c’est ce lien organique et relationnel qui donnera « sens et corps » à sa langue maternelle. Or, que comprend ou ressent une machine quand elle génère le mot « bleu » ? Rien, nada !
Alors que pour l’humain, ce « bleu » aura d’abord été ressenti devant un ciel dégagé, un bleuet, les yeux d’une maman… Le sens du bleu, donc, c’est d’abord le bleu vécu, seulement ensuite, le bleu dit ou écrit.
À l’ère où l’IA envahit toutes les sphères de la société, il faut urgemment cultiver une « neuro-sagesse ».
Ce terme, je l’emprunte à Idriss Aberkane, pour qui le développement de l’intelligence passe d’abord par de saines pratiques « neuro-ergonomiques ».
Cessons d’abord de confier aveuglément à l’IA, boîte noire sans âme ni conscience, la responsabilité d’écrire, de parler, bientôt de penser à notre place.
Il y a bien, ici et là, de petites lueurs d’espoir. Une école est récemment revenue au crayon à mine pour restimuler la motricité fine chez les enfants du primaire, capacité qui battait de l’aile depuis l’introduction tous azimuts des tablettes en classe.
C’est ce type de repli salutaire qu’il faut encourager et explorer.
L’ébéniste, souvent, dépose l’outil et caresse longuement le bois pour l’apprivoiser. La qualité de son travail en dépend.
Apprenons à déposer l’ordi pour apprivoiser le langage, sans artifice.
La qualité de notre pensée en dépend.